La transhumance dans le Haut-Atlas : une tradition millénaire

Les cris du bétail et le sifflement des hommes brisent le silence frais et matinal, traversent les vallées, s'y répandent en un écho lointain. Depuis le Tizi n'aadi (ou col de la punition), premier carrefour sur la route de l'Oukaïmeden, à 3 273 mètres d'altitude dans le massif du Toubkal, la transhumance dans le Haut-Atlas est d'abord une musique. A une centaine de kilomètres au sud de Marrakech, on se croyait seul, on ne l'est pas. Le long de chemins larges comme un pied, surgissant de nulle part, se dessinent des cordons d'hommes et de bêtes. Pour venir de Tacheddirt, dans la vallée d'Imrane, il faut à peine trois heures. Si le chemin est court, cette vallée reste néanmoins parmi les plus attachées à la tradition pastorale dans cette partie de l'Atlas.
L'agdal, un espace multiple
Le 9 août, les familles d'éleveurs de Tacheddirt et des villages environnants, originellement semi-nomades, aujourd'hui davantage sédentarisées, convergent vers une zone d'estive réglementée et autorégulée, dénommée « agdal ». Celui de l'Oukaïmeden est millénaire, comme en atteste des gravures rupestres retrouvées à proximité des pâturages et sur les parcours, et datées de 2 500 à 3 500 ans avant notre ère. Il ne peut être occupé que du 10 août au 15 mars. Dans les faits, les troupeaux ne séjournent sur le plateau que pendant un mois ou deux, selon la quantité d'herbe. Le reste de l'année, la zone est mise en défens afin de permettre à la végétation de se régénérer. La préservation du milieu, constitué de nombreuses zones humides, liées à la fonte des neiges et accentuées par la construction d'un petit barrage dans les années 1970*, est la pierre angulaire de la perpétuation du pastoralisme, et un exceptionnel réservoir de biodiversité.
Le secteur compte de très nombreuses espèces végétales dont un taux important d'endémiques. A la fois aire agroécologique et statut réglementaire, l'agdal se révèle aussi un espace sacré où mythes et rites ont structuré et régulé la vie dans les aazibs (habitations des familles lorsqu'elles sont à l'agdal).
L'élevage en déclin
La transhumance est parfaitement intégrée au système agropastoral qui s'établit entre le douar d'origine et l'agdal et correspond, comme en France, à la nécessité de pallier le manque d'herbe à basse altitude en été. « En plus de permettre à l'herbe de se renouveler, cela donne aux bêtes un meilleur air à respirer », estime Hassan, ancien berger et propriétaire avec son frère d'une trentaine de chèvres de race nee, d'une dizaine de brebis et de deux vaches. « Auparavant, nous avions 200 chèvres mais aujourd'hui seul mon frère s'en occupe, nous avons donc réduit le troupeau. » Hassan a fait le choix d'une autre carrière et de meilleures conditions de vie [lire ci-contre]. A Tacheddirt, année après année, le nombre de têtes de bétail diminue. Quatre vingt seize familles élèvent environ 960 bêtes. Le tout-élevage évolue désormais vers un système de polyculture. En plus des céréales (blé et orge) et des produits maraîchers, des arbres fruitiers (noix, pommes, prunes, cerises...) sont depuis quelques décennies cultivés pour compléter les besoins de base et le revenu. « Les fruits peuvent être directement vendus sur l'arbre, le plus intéressant en termes de prix, en gros conditionnement et plus rarement dans de petites cagettes », détaille Ahmadi. De plus en plus souvent, le tourisme apporte lui aussi des revenus supplémentaires.
L'agriculture et l'élevage dans l'Atlas se trouvent à l'intersection de l'agriculture vivrière et de l'activité commerciale, loin du concept de ferme-entreprise (qui existe néanmoins au Maroc).
« En année sèche, on ne cultive pas les céréales. Le reste du temps, nous récoltons trop peu sur de trop petites surfaces pour gagner quoi que ce soit », explique encore l'éleveur.
Le collectif, valeur cardinale
Retour à l'estive. Une fois installés dans les aazibs, les pasteurs consacrent la première journée à la fauche d'herbe, mise à sécher sur les toits-terrasses. « Les bêtes paissent en liberté toute la journée. En fin d'après-midi nous les rentrons et les nourrissons avec le foin coupé plus tôt. Le premier jour, les animaux restent près des aazibs mais, après quelques jours, nous allons plus loin. Cette année, il y a peu d'herbe, il faut la suivre », détaille encore Ahmadi. Chaque famille s'occupe de son troupeau mais les animaux sont laissés ensemble pour que « chacun puisse profiter de la ressource » équitablement, précise Hassan. « On se réunit aussi, souvent, pour aller abreuver les bêtes », dit Ahmadi. Le bon fonctionnement de l'agdal et des aazibs repose sur une gestion coutumière collective, véritable ciment, dont certains déplorent l'effritement.
Un patrimoine à préserver
Il serait en effet illusoire de croire que la transhumance dans le Haut-Atlas est un phénomène figé dans le temps. Dans d'autres vallées que celle d'Imrane, elle a presque totalement disparu. A l'Oukaïmeden, la possibilité d'acheter à manger dans les boutiques du village n'est pas le seul « progrès » : on y capte aussi parfaitement bien la 4G ! Le tourisme de masse, la pression foncière sur ces terres à haut potentiel, le désintérêt des jeunes générations, l'abandon progressif des rituels sacrés opposent autant d'obstacles à l'immuabilité de la transhumance.
« Moins de neige, moins d'herbe, certaines sources se sont taries », constatent les éleveurs. Le dérèglement climatique est une autre préoccupation, et de taille, car la sécheresse est devenue structurelle dans le pays. Dans son article « Regard anthropologique sur transhumance et modernité au Maroc », paru en 2009, Mohamed Mahdi écrit : « L'avancement des dates d'ouverture pourrait conduire à des situations de surpâturage », mettant en péril un outil collectif et, plus généralement, un écosystème. Les enjeux autour de ces espaces sont nombreux et ont bien été saisis par le Parc national du Toubkal qui travaille à sensibiliser le public et à approfondir la connaissance de ce territoire. Un projet mené en partenariat avec le Programme des Nations unies pour le développement « afin de faire reconnaître l'agdal de l'Oukaïmeden comme une aire et un territoire de patrimoine autochtone et communautaire » est dans les cartons, déclare Soraya Mokhtari, directrice du Parc. Par ailleurs, une étude sur l'activité pastorale a récemment été lancée. Biodiversité, savoir-faire humains et rites sont des pans de patrimoine à valoriser, mais la tâche est vaste.
Tiphaine Ruppert-Abbadi, avec Saïd Azri
* Depuis plusieurs années ce phénomène est en léger déclin et les zones humides ont tendance à se résorber sous l'action du dérèglement climatique.
Témoignage / « Pas cette vie pour mes enfants »
Hassan a 34 ans et 5 enfants. Il vit à Tacheddirt. Pendant deux ans, il a été berger. Maintenant, il fabrique et installe des cheminées traditionnelles, tient un gîte et travaille occasionnellement dans un riad à Marrakech. Le métier de berger se transmet de génération en génération « mais il est difficile et peut te rendre fou […] Si tu ne pars pas chercher autre chose, tu feras cela toute ta vie ». Un berger n’a pas vraiment de répit : toute la journée à guider les chèvres, quel que soit le temps. Hassan se rappelle avoir dû chercher quatre chevreaux nouvellement nés en plein brouillard d’avril, la saison la plus difficile. Cette fonction, pourtant primordiale dans une société pastorale, n’est pas très bien reconnue : « Chaque famille paye le berger 5 000 dh par an [500 € environ, ndlr] et lui donne une chèvre par an, ainsi qu’un pain de sucre et un paquet de thé tous les trois mois. Ce n’est pas une bonne vie ». Hassan n’en veut pas pour ses enfants.