Accès au contenu
Machinisme

La surmécanisation, entre mythe et réalité

Pour réduire les charges de mécanisation et/ou de travail, l’achat et l’utilisation de matériel en commun sont une des solutions proposées aux agriculteurs. Si sur le plan de la gestion cela peut se justifier avec de réelles économies à la clé, travailler à plusieurs est aussi, pour certains, une source de difficultés juridiques, sociales ou organisationnelles. Le partage de matériel nécessite, en effet, une bonne entente entre les parties prenantes ainsi qu’une bonne organisation des chantiers de travaux saisonniers.
La surmécanisation, entre  mythe et réalité

La surmécanisation, j'en entends parler depuis trente ans. Mais sans rien voir de tangible », affirme Jean-Louis Chandelier, directeur à la FNSEA du département entreprise et territoires. Une réalité, à en croire des rapports officiels. Exemple avec la stratégie nationale sur la Pac post-2020, il est écrit noir sur blanc dans le projet de diagnostic : l'amont agricole a besoin de « réduire les charges d'exploitation, notamment les charges de mécanisation en favorisant l'investissement dans un cadre collectif ». Alors, que disent les chiffres ? La France se situe bien dans le haut de la fourchette concernant les charges de mécanisation plus main-d'œuvre, d'après l'observatoire international d'Arvalis basé sur des fermes performantes. Elle affiche 60 à 70 euros/t sur ce poste, à peu près comme le Canada, les autres exportateurs de blé et maïs atteignant 30 à 80 euros/t. À ce jeu, les États-Unis sont les moins compétitifs et la mer Noire est la plus vertueuse. De là à dire qu'il y a surmécanisation en France, il n'y a qu'un pas. Les causes de cette forte mécanisation sont multiples, liées au coût de la main-d'œuvre, à la structure d'exploitation, à la fiscalité. Au calendrier des travaux également : être bien équipé, c'est pouvoir intervenir à temps. « Rien qu'au vu des parcelles plus petites dans l'Hexagone, des fermes plus morcelées, le parc de matériel ne peut pas être le même qu'aux États-Unis, en Argentine ou en Ukraine. » Pour parler de mécanisation, il faut aussi considérer la main-d'œuvre, juge-t-on chez Arvalis, car l'arbitrage des deux postes est très lié. « L'agriculteur au Canada ou au nord des États-Unis doit très vite effectuer les semis : sa fenêtre de tir est réduite. Et comme la main-d'œuvre lui coûte cher, il préfère être bien pourvu en matériel », explique Valérie Leveau, responsable économie et systèmes de production chez Arvalis. C'est l'inverse en Argentine. Au pays des gauchos, la main-d'œuvre est moins onéreuse, la réglementation sociale plus souple. On y observe un parc de matériel réduit, par unité de surface. D'où un total de charges de mécanisation plus main-d'œuvre (hors cotisations sociales du chef d'exploitation) inférieur de moitié par rapport à la France, où la « fenêtre de tir » pour les mêmes travaux apparaît moyenne, selon elle. Au bas de l'échelle figurent l'Ukraine, la Russie.

Optimisation fiscale

Seule une analyse plus fouillée permettrait de déceler une surmécanisation. Une étude Arvalis-Unigrains explore la question au travers des données des centres de gestion. En comparant les comptes de plusieurs milliers d'exploitations en céréales et oléoprotéagineux sur la période 2013-2015, l'étude apporte quelques pistes. Les 20 % ayant les meilleurs coûts de production se distinguent par une productivité du travail au moins égale à 1 100 tonnes de blé par actif (contre une moyenne autour de 700 t/actif), et des charges de main-d'œuvre et mécanisation entre 60 et 70 euros/t (contre 100 euros/t). Autrement dit, les agriculteurs les plus économes le sont souvent grâce au complexe « main-d'œuvre/mécanisation ». L'économiste d'Arvalis admet que des agriculteurs français investissent trop. Mais sans en faire une généralité. « Le problème, c'est : comment faire des économies d'échelle ? » explique-t-elle, soulignant la complexité du calibrage entre matériel et surface.

Fin du suramortissement

Le niveau d'équipement peut enfin s'expliquer par de l'optimisation fiscale. Un domaine dans lequel les conseillers ont acquis une réputation. « Il faut arrêter de dire que les centres de gestion poussent à investir, répond agacé Marc Varchavsky, responsable du conseil économique chez Cerfrance (centres de gestion). L'agriculteur, en tant que chef d'entreprise, est maître de ses décisions. En revanche, certains disent à leur conseiller ne pas vouloir payer d'impôt, même quand l'exploitation dégage du revenu. » La solution consistait, en pareil cas, à profiter de dispositions fiscales. Instauré par la loi Macron de 2015, le suramortissement permettait de bénéficier d'une déduction exceptionnelle de 40 % de la valeur du bien. Il est aujourd'hui réservé aux PME industrielles. La réforme en 2018 de la fiscalité agricole a par ailleurs substitué aux déductions pour investissement (DPI) et déduction pour aléas (DPA) un dispositif d'épargne de précaution, jugé plus vertueux. « En France, l'évolution des investissements en matériel reste très liée au résultat annuel, estime Marc Varchavsky. C'est une tradition : les agriculteurs ont l'habitude de réinvestir plutôt que se rémunérer davantage. Des fois, ça amène du suréquipement. Dans les autres pays, le raisonnement est plutôt orienté business et vise à dégager de la valeur. » Même son de cloche chez les industriels de l'agroéquipement. « On ne peut pas dire que le raisonnement à l'achat est basé sur du rationnel, le retour sur investissement », confie Alain Savary, directeur général du syndicat Axema. Des gammes économiques ont même dû être abandonnées par divers constructeurs, au profit de matériels équipés d'options, selon lui.

J-C. D.

 

ANALYSE / Romain Lecomte est responsable des activités de conseil chez CerFrance Isère. Il fait également partie, au sein de CerFrance Synergie Sud-Est1, d’un groupe de travail qui produit des références technico-économiques. Sur les cinq dernières années, les charges de mécanisation ont évolué différemment selon les productions.

“ Le poste mécanisation représente entre 30 et 35 % des coûts de production ”

Romain Lecomte est responsable des activités de conseil chez CerFrance Isère. Une étude réalisée par Arvalis-Unigrains fait état d’un recul des investissements en mécanisation chez les céréaliers depuis 2013 (lire ci-dessus). Est-ce le constat que vous faites sur votre zone d’étude ?
Romain Lecomte : « Sur notre zone d’étude qui couvre l’ex-région Rhône-Alpes, le Doubs, le Jura et le Vaucluse, ce que l’on constate depuis cinq ans, c’est effectivement une tendance à la baisse des charges de mécanisation pour les céréaliers. Elles sont assez élevées sur ce périmètre, de l’ordre de 500 €/ha. Ces charges moyennes sont passées de 560 € en 2014 à 528 €/ha en 2018. Ces chiffres iraient dans le sens des conclusions d’Arvalis, à ceci près qu’ils englobent l’intégralité des charges de mécanisation, et pas seulement les investissements. »

Qu’incluez-vous dans les charges de mécanisation ?
R.L. : « On retrouve l’amortissement des investissements de mécanisation, en matériels de traction, culture, fenaison, etc. Nous considérons qu’un matériel n’a, en moyenne, plus de valeur comptable au bout de sept ans. Arvalis va plutôt utiliser une méthode d’amortissement économique, en considérant qu’un matériel aura toujours une valeur d’usage ou une valeur sur un marché, après sept ans. Les durées d’amortissement sont donc beaucoup plus longues. Ce qui explique que l’on puisse parfois être en décalage avec les études réalisées par Arvalis. Les charges de mécanisation intègrent également le carburant, les lubrifiants, les entretiens et les travaux réalisés par des entreprises. »

Qu’en est-il des autres productions ?
R.L. : « Les tendances diffèrent. En bovin lait, sur des ateliers conventionnels, la tendance est plutôt à une stabilité des charges de mécanisation. Sur la période 2014-2019, elles s’élèvent en moyenne à 149 € pour 1 000 litres de lait. Une petite hausse est constatée sur la période 2018-2019. En bovin viande, en système naisseur, les charges de mécanisation représentent 490 € par vache allaitante, en moyenne sur les cinq ans. La tendance est, là, orientée à la hausse, de 487 € en moyenne en 2014 à 520 € en 2018. »

Constatez-vous des écarts importants entre les exploitations ?
R.L. : « En grandes cultures et en bovin viande, ils sont peu significatifs entre le groupe des exploitations ayant les meilleurs résultats et celui qui a les moins bons résultats. En bovin lait, en revanche, les écarts de charges de mécanisation sont plus marqués.
En 2018, elles s’élevaient en moyenne à 153 €/1 000 l, atteignant 166 €/1 000 l pour le quart inférieur et 145 €/1 000 l pour le quart englobant les meilleurs ateliers. »

Comment les charges de mécanisation influent-elles sur l’évolution des coûts de production, selon Cerfrance ?
R.L. : « Il existe deux types de charges : les charges opérationnelles et les charges de structure. Les premières regroupent les consommations d’intrants (engrais, semences, phyto), les frais vétérinaires et autres frais d’élevage. Les secondes englobent la mécanisation, ainsi que la main-d’œuvre, les bâtiments, le foncier, les frais financiers et les frais généraux. Le poste mécanisation représente entre 30 et 35 % des coûts de production. En bovin viande, ce sont les charges opérationnelles et de mécanisation qui ont augmenté le coût de production ces dernières années. En céréales, le coût de production a progressé de 15 €/ha en deux ans, dont 4 € dus aux charges de mécanisation, qui représentent 35 % de ce coût. Leur hausse est surtout due au poste carburant, alors que les amortissements ont baissé. En bovin lait, les coûts de production ont augmenté de 480 à 490 €/1 000 l en moyenne entre 2017 et 2018, alors que les charges de mécanisation ont, elles, baissé de 157 à 155 €/1 000 l. »

Quels sont les principaux critères de décision au moment d’investir ?
R.L. : « La conjoncture influe bien évidemment sur les investissements. Les ateliers lait ont été prudents en 2015-2016, avant de réinvestir à partir de 2017. Les grandes cultures ont été longtemps dans le creux de la vague, entre 2013 et 2018, ce qui explique la modération des investissements. La recherche de gains de temps et de plus de confort joue aussi sur les achats de mécanisation. On renouvelle également ses matériels pour éviter l’obsolescence ou les entretiens. » n
Propos recueillis par Sébastien Duperay

1. CerFrance Synergie Sud-Est couvre les départements de l’ex-région Rhône-Alpes, du Doubs, du Jura et du Vaucluse.