La menace invisible des perturbateurs endocriniens

Que sont réellement ces substances appelées perturbateurs endocriniens (PE) ? D'où viennent-elles ? Pourquoi certaines molécules interdites se promènent toujours dans la nature ? Tout d'abord, il est indispensable de différencier la substance chimique dangereuse en tant que telle du perturbateur endocrinien. La différence entre un PE et un produit chimique classique réside dans son caractère dangereux quelle que soit la quantité absorbée. « Ce n'est pas la dose qui fait le poison mais le simple fait d'y être exposé », explique Francelyne Marano, biologiste toxicologue, professeure émérite à l'Université Paris Diderot. Autre facteur : la période de l'exposition. « À certaines périodes de notre vie, nous sommes plus vulnérables », précise-
t-elle. En effet, comme le confirme la thèse d'Anne-Sophie Cardin, médecin généraliste, ces perturbations sont d'autant plus graves lorsqu'elles s'en prennent au fœtus, à l'embryon et au jeune enfant en phase de développement. Des effets irréversibles peuvent être induits, y compris des malformations congénitales. Les femmes enceintes peuvent donc exposer leur enfant tout au long de leur grossesse. Les molécules présentes dans les PE interfèrent avec le fonctionnement des glandes endocrines, organes responsables de la sécrétion des hormones, par effet mimétique en réduisant l'action de l'hormone naturelle ; par effet de blocage, en empêchant la transmission du signal hormonal ; ou par effet perturbant, en gênant la régulation des hormones ou de leurs récepteurs.
Aujourd'hui, de nombreux produits chimiques soupçonnés de perturber le système endocrinien sont interdits. C'est, par exemple, le cas du DDT, un insecticide de la famille chimique des organochlorés, retiré du marché dans les années 1970. Utilisé contre les insectes ravageurs, il est en partie responsable du déclin des populations européennes et nord-américaines d'oiseaux piscivores. « On le retrouve encore dans les eaux et les sols. Notre chaîne alimentaire est contaminée », explique Florence Denier-Pasquier, secrétaire nationale de l'association France Nature Environnement (FNE).
Effet cocktail, une difficulté de plus
Phtalates, parabènes, perfluorés, composés phénoliques, polybromés (retardateurs de flamme),certains pesticides, dioxines, PCB, cosmétiques, filtres solaires, hydrocarbures aromatiques polycycliques, médicaments à base d'hormones... La liste est longue et leur origine très différente et aucune restriction d'usage ne les concerne. Les phtalates se retrouvent par exemple dans le revêtement de sol en PVC ou dans certains dispositifs médicaux. Les perfluorés, eux, recouvrent certains ustensiles de cuisine connus pour leur propriété anti-abrasive. Mais la complexité du problème va plus loin. Lorsque plusieurs PE se rencontrent, les scientifiques évoquent un effet cocktail. Très peu d'études existent sur le sujet. « On ne pourra jamais étudier tous les mélanges possibles », affirme Michel Urtizberea, responsable du service homologation chez BASF. Autrement dit : impossible d'étudier toutes les interactions et les effets cocktails tant il en existe. « Nous ne sommes pas en mesure d'incriminer une molécule plus qu'une autre », ajoute Xavier Reboud, directeur de recherche à l'Inra. Les perturbateurs endocriniens peuvent aussi être produits par la nature, comme les mycotoxines, élaborées par des champignons microscopiques. Sont-ils plus dangereux qu'une bougie parfumée, des peintures chimiques ou des boîtes de conserve alimentaires ? Réponse de l'agro-écologue. « Nous n'avons pas les moyens de le démontrer ».
La recherche européenne en stand-by
Malgré des études montrant l'existence des PE, l'Union européenne peine à prendre des mesures réglementaires. Un documentaire réalisé par la journaliste Stéphane Horel montre l'influence sans merci des lobbies industriels. Fruit de 18 mois d'enquête, le documentaire « Endoc (t) riment » expose la complaisance des institutions européennes face au poids de l'industrie. Attaques de chercheurs indépendants, instrumentalisation de la science, conflits d'intérêts, Stéphane Horel dénonce les stratégies des industriels de la chimie et des pesticides pour court-circuiter la réglementation. Si les perturbateurs endocriniens font l'objet de discussions à Bruxelles, leur cadre réglementaire est encore flou. Nathalie Chaze, directrice adjointe du cabinet du commissaire européen en charge de la santé, rappelle que « les perturbateurs endocriniens sont interdits, mais nous ne les avons pas définis. ». « Nous manquons de tests pour le faire », ajoute Roger Genet, directeur général de l'Anses(*). Face à une recherche publique aux moyens limités, la recherche privée ne rougit pas. Les laboratoires privés investissent-ils dans l'étude des PE ? Le responsable du service homologation du plus grand groupe de chimie au monde, affirme que BASF travaille sur des alternatives pour diminuer l'exposition aux perturbateurs endocriniens. Loin d'être inexistante, la réglementation européenne en vigueur pour les substances chimiques (règlement Reach) n'est pour l'heure pas adaptée à ce type de substances. « Il faut qu'elle oblige les fabricants à respecter le principe de précaution dès le moindre doute », estime la secrétaire nationale de la FNE. « Avant que l'Europe se positionne, on risque d'attendre longtemps. Il faut agir maintenant. C'est une question de santé publique. »
Alison Pelotier
(*) Anses : agence nationale de sécurité sanitaire,
de l'alimentation, de l'environnement et du travail
Recherche / Prescrit aux femmes enceintes pour réduire le risque de fausses couches, le distilbène est aujourd’hui reconnu perturbateur endocrinien. Une équipe de scientifiques vient de trouver un lien moléculaire entre cette hormone de synthèse et les troubles psychiatriques chez les enfants exposés in utero.
Un lien moléculaire prouvé entre distilbène et troubles psychiatriques
Inefficace chez les femmes enceintes et dangereux chez les enfants. Le distilbène n’est pas en réalité la « pilule miracle contre les fausses couches » vantée par les chimistes et les biologistes pendant des décennies. Ce médicament, inventé par un savant britannique en 1938 et largement prescrit aux futures mamans dans les années 50, 60 et 70, a finalement été interdit en 1977. Trop tard pour Marie-Odile Gobillard-Soyer. Depuis des années, la présidente de l’association Hhorages, lutte contre la prise d’hormones artificielles pendant la grossesse. En 1971, les États-Unis tiraient déjà la sonnette d’alarme suite à des cas de cancer du vagin chez des jeunes filles exposées à cette hormone de synthèse dans le ventre de leur mère. Le pays décide aussitôt d’interdire le médicament à toutes les femmes enceintes. « En France, des ordonnances continuent à être délivrées jusqu’en 1982 », regrette-t-elle.Un risque augmenté
À l’âge de 78 ans, cette ancienne chercheuse en biologie cellulaire, directrice de recherche émérite au CNRS, consacre ses journées au combat de sa vie : la perte de ses deux enfants. Maniaco-dépressive, sa fille Valérie s’est donné la mort à 28 ans, après 14 tentatives de suicide et des années passées à tenter de vaincre l’anorexie. Trois ans plus tard, c’est son fils, Nicolas, atteint de troubles délirants, qui se suicide à l’âge de 27 ans. « J’ai suivi consciencieusement ce traitement pendant toute la durée de mes grossesses », explique leur mère d’une voix tremblante. Si la culpabilité du diéthylstibestrol, hormone œstro-progestative de synthèse, a été prouvée pour certaines formes très rares du cancer du vagin (à cellules claires), pour des malformations de l’utérus et des anomalies du pénis chez le garçon, les troubles psychiatriques n’ont, eux, jamais donné lieu à une seule réparation en justice. Le distilbène fait l’objet d’études approfondies depuis plusieurs années par le centre hospitalier Sainte-Anne à Paris, en collaboration avec les laboratoires de l’Inserm et l’université Paris-Descartes. Les psychiatres viennent de trouver un lien moléculaire entre cette hormone artificielle et les troubles psychiatriques constatés chez les enfants ayant été en contact avec elle au stade fœtal. Ils seraient plus de deux millions dans le monde occidental à avoir été contaminés entre les années 40 et 70. « Il existe un risque augmenté de troubles psychiatriques chez les individus exposés in utero », confirme le docteur Oussama Kebir, psychiatre et chercheur en épigénétique au CH de Sainte-Anne. Quelque 69 participants issus de régions différentes ont permis de poser des diagnostics psychiatriques, grâce à des questionnaires standardisés. Une prise de sang a ensuite permis de conduire l’ensemble des analyses moléculaires. « En observant le développement psychomoteur de l’enfant malade et celui de son frère ou de sa sœur aîné(e) non exposé(e), nous avons trouvé des effets imputables en partie à l’absorption du distilbène », précise-t-il.
Altération de l’ADN
Les chercheurs ont identifié des altérations épigénétiques, c’est-à-dire des transformations chimiques de l’ADN, sur un gène bien précis : le ZPF57. Celui-ci joue un rôle indispensable dans le neuro-développement du fœtus, dès le troisième mois de grossesse jusqu’au 20e anniversaire d’un individu. « Nos génomes ont besoin d’un environnement sain pour permettre à notre organisme de bien se développer », argumente le spécialiste. Problème : « D’autres facteurs environnementaux pourraient être à l’origine de ces troubles psychiques. Il est difficile de pointer du doigt uniquement le distilbène ». De plus, malgré cette preuve scientifique, les juges pourraient ne toujours pas vouloir accepter le résultat des études réalisées en partie sur des animaux car, justifient-ils, ces derniers pourraient réagir de manière différente qu’un être humain. Peu de solutions restent donc aux familles plaignantes pour convaincre la justice. « Il faut mettre en place des cohortes épidémiologiques répétées dans le temps. Cela demande d’énormes moyens et une grande volonté politique », affirme Oussama Kebir. En attendant, l’association Hhorages demande la reconnaissance de quatre dossiers. « À ce jour, nous n’avons que des non-lieux pour manque de preuves suffisantes. La découverte de ce lien moléculaire est d’une extrême importance », soupire sa présidente. L’association compte plus de 1 300 témoignages de familles vraisemblablement impactées. En France, ce sont environ 160 000 bébés qui ont été exposés au distilbène dans le ventre de leur mère, dès les premiers mois de vie intra-utérine. Cette preuve scientifique n’enlèvera pas la culpabilité que les mères disent ressentir aujourd’hui, mais si la justice tranche, elle permettra tout simplement d’établir un lien pénal irrévocable. « C’est pour mes enfants que je mène ce combat », poursuit Marie-Odile en pensant à Valérie et à Nicolas.
A. P.
POINT DE VUE / L’agriculture est loin d’être la principale source d’exposition
Parmi les différentes substances identifiées comme perturbateurs endocriniens figurent les pesticides (herbicides, fongicides, insecticides) utilisés en agriculture. Un point avec Xavier Reboud, agro-écologue et directeur de recherche à l’Inra de Dijon. « Il est important de rappeler que les perturbateurs endocriniens ne sont pas spécifiques à l’agriculture », pose d’emblée Xavier Reboud. « Leurs origines sont nombreuses dans notre environnement, puisqu’on les retrouve dans les contenants alimentaires (bisphénol A) ; dans des produits ménagers ou les cosmétiques (phtalates, parabènes) ; et dans de nombreux objets du quotidien. L’agriculture n’est pas la première zone d’exposition et loin d’être la principale source de contamination », tient-il à rappeler. « Lorsque l’on mange une pomme, il y a plus de chance de retrouver des perturbateurs endocriniens dans l’emballage que dans le fruit lui-même, illustre-t-il. Mais, il est néanmoins légitime de se poser la question de la relation entre les perturbateurs endocriniens et l’agriculture ». « Il est assez complexe de faire le lien entre les molécules utilisées et autorisées en agriculture et certaines pathologies liées à des perturbations endocriniennes, car il y a beaucoup de difficultés intrinsèques à la nature même des PE : ils peuvent agir à de très faibles doses ; avoir des effets cumulatifs ; des effets cocktails ou retardés ; leur nocivité peut-être plus importante à certaines périodes ou stades du développement ; et il faut les étudier sur un temps long », explique le chercheur de l’Inra. « On est en phase de déficit de connaissance », reconnaît-il. « Par définition, les xénobiotiques que sont les pesticides sont toxiques. C’est pour ça qu’il faut être prudent mais aussi équilibré », rappelle le chercheur. Le cas du glyphosate, le pesticide le plus utilisé au monde mais aussi le plus controversé, est assez symptomatique. En agriculture, chaque molécule utilisée bénéficie d’une AMM (autorisation de mise en marché) délivrée par l’Anses et en fonction de l’avancée des connaissances, ou lorsqu’il y a un doute, les molécules sont réévaluées. Celles réputées toxiques ou mises en cause dans l’apparition d’une maladie sont retirées du marché. Pour lui, en agriculture, l’enjeu est de « limiter notre dépendance aux pesticides. C’est d’ailleurs un des objectifs d’Écophyto qui prévoit une baisse de 50 % de l’utilisation des produits phytosanitaires à l’horizon 2050 ». Les agriculteurs ne sont plus forcément la principale cible aujourd’hui. L’étude Agrican sur les cancers en agriculture montre que les agriculteurs français sont en meilleure santé que le reste de la population. Le regard se porte davantage sur l’environnement proche de l’agriculture. Entre les avis controversés des scientifiques ; les lobbies contradictoires de l’industrie de l’agrochimie et de différentes organisations ou associations ; avec les importants intérêts économiques ou techniques que cela met en jeu et la prise de conscience plus ou moins grande des politiques, il est très difficile d’y voir clair et de légiférer sur un dossier aussi complexe.
C. D.