L’Ukraine plus que jamais tributaire du corridor
En annonçant suspendre sa participation à l’accord sur le corridor de la Mer Noire, le 29 octobre dernier, la Russie a montré qu’elle était capable d’étendre le conflit qui l’oppose à l’Ukraine sur les marchés des céréales quitte à affamer une partie de la planète. Mais si cet accord est reconduit dans deux semaines, il ne mettra pas l’agriculture ukrainienne à l’abri de la faillite.

La Russie joue au jeu du chat et de la souris et use les nerfs ukrainiens et ceux de la communauté internationale. Après avoir signé en juillet dernier l’accord sur le corridor maritime permettant à l’Ukraine d’exporter ses céréales, elle l’a dénoncé le 29 octobre avant de revenir sur sa décision le 2 novembre, sous la pression du gouvernement turc. Ce qui laisse environ deux semaines d’accalmie. Car c’est le 19 novembre que la Russie dira si elle poursuit ou non cet accord. Deux semaines : dans le contexte géopolitique actuel, c’est une éternité.
Poches de famines
En attendant, cette volteface traduit un certain degré d’amateurisme au plus haut sommet de l’Etat russe. En bloquant les exportations de céréales ukrainiennes par voie maritime, la Russie se serait discréditée auprès des pays importateurs de céréales et son gouvernement aurait aggravé les difficultés économiques des agriculteurs russes. Ces derniers sont confrontés à un effondrement des prix agricoles sur le marché intérieur, faute de débouchés.
A Washington et à Kiev, on voit à travers la décision du Kremlin, la capacité de la Russie de créer des poches de famine dans certaines parties du monde et d’en rendre l’Ukraine responsable. Le don de 500 000 tonnes de grains que la Russie était prête à faire aux régions de l’Extrême Orient ne convainc pas.
Le port stratégique d’Odessa
Dès l’annonce du retrait le 29 octobre dernier, les prix des céréales sont repartis à la hausse sur l’ensemble des places de marché. Sur le papier, la décision de Vladimir Poutine mettait en jeu l’avenir des exportations de céréales et d’oléoprotéagineux (graines, huiles, tourteaux) ukrainiennes (42 millions de tonnes-Mt selon le CIC) mais aussi russes (55 Mt). Même si l’ouverture d’un corridor maritime ne permet pas à l’Ukraine de retrouver ses capacités d’exportations d’avant le conflit, 9 Mt de grains ont tout de même été expédiées depuis le mois de juillet. Mais ces dernières semaines, le trafic maritime ne tenait plus que sur un fil.
Olexsandr Pidlubnig, directeur d’une exploitation de 4 500 ha dans la région d’Uman, ne se fait pas d’illusion : l’Ukraine peut difficilement se passer des ports de la mer Noire. « La capacité d’exportation de la région d'Odessa dépasse considérablement en volume, en mobilité, en vitesse de chargement toutes les autres solutions actuellement trouvées », explique-t-il. Pourtant les expéditions de grains par trains, par camions vers la Pologne notamment ou vers les ports de Reni en Roumanie et d’Ismail en Ukraine se sont amplifiées tout au long de l’été. Mais toujours selon Olexsandr Pidlubnig, les pays européens n’accepteront pas un nouvel afflux de produits agricoles à leurs frontières si le trafic maritime est bloqué.
L’agriculture ukrainienne sur la sellette
En attendant, l’Ukraine croule sous les stocks de grains récoltés cette année et en 2021. Les prix des commodités, déjà très faibles, vont encore baisser si l’accord maritime de la mer Noire n’est pas reconduit. Des milliers d’hectares de maïs ne peuvent pas être récoltés car les planteurs n’ont pas moyens de financer le séchage des grains. La tonne de maïs était vendue 130 € mi-octobre !
En fait, Olexsandr Pidlubnig redoute l’asphyxie économique de l’agriculture ukrainienne dans les tout prochains mois. Sans fonds, les agriculteurs ne financeront pas leurs achats d'intrants, très onéreux quand il y en a en vente. Et sans engrais, les cultures vont afficher de faibles rendements.
Jusqu’à présent, les agriculteurs ukrainiens peuvent compter sur le soutien de leurs banques. Elles leur accordent des prêts de campagne à taux zéro. Mais si la conjoncture ne se redresse pas, les banques vont se retirer. Aussi les entreprises agricoles feront faillite - elles ne sont pas propriétaires de leurs terres - et mettront au chômage des centaines de salariés. Enfin, le gouvernement ukrainien ne pourra plus compter sur les taxes perçues à l’export pour bâtir son budget. Dans le même temps, « le monde connaîtra très probablement une pénurie d'huile de tournesol dans un proche avenir et des prix des céréales encore plus élevés qu’actuellement », prédit Olexsandr Pidlubnig.
La rédaction
Les limites de la stratégie russe
Mais c’est peut-être en Russie qu’il faut aller chercher la raison qui a poussé le Kremlin à prendre le risque de relancer une guerre commerciale sur les marchés des céréales. En effet, les exportations russes ne décollent pas. Selon le site Sovecon.ru, seules 10,4 Mt de blé russes ont été vendues à des pays tiers au cours des trois premiers mois de la campagne 2022-2023, soit 22.4 % de moins que l’an passé alors que la récolte était faible. La performance réalisée au mois d’octobre (4,4 Mt) ne suffira pas à combler le retard pris. Aussi, la Russie pourrait ne pas pouvoir exporter 43 Mt de blé d’ici la fin du mois de juin alors que ses capacités de ventes ont été estimées, selon des experts russes, à 48 Mt.
Dans le même temps, les taxes à l’export sont toujours d’actualité et la Russie envisage de porter à 25 Mt le quota d’exportations de céréales à partir du 15 février prochain pour ne pas dégarnir son marché intérieur. Les exportateurs russes de blé seraient victimes de la défiance des marchés à leur égard et la difficulté d’affréter des navires, d’assurer la marchandise et d’opérer des paiements. Dans les exploitations, les agriculteurs ne profitent pas de la bonne conjoncture des marchés mondiaux. Les prix- sortie ferme - sont trop faibles pour rendre la culture de blé rentable, selon Covecon.ru. Or dans les ports, les prix de vente du blé à l’export sont supérieurs de 40 € par tonne à ceux des prix ukrainiens, selon le Conseil international des céréales. Aussi, certains agriculteurs russes sont tentés de stocker en attendant des jours meilleurs. Mais ils ont aussi besoin de trésorerie pour financer leur prochaine campagne.