L’élevage durable, d’abord une question de définition

Tout le monde s’en réclame mais chacun a son idée sur ce qu’il doit être et surtout ce qu’il ne doit pas être. S’interroger sur la durabilité de l’élevage c’est convoquer bien des notions à la table des discussions. Aux frontières de l’agriculture, de l’agronomie, de l’économie, de la sociologie et de l’environnement, l’élevage durable ne peut se satisfaire d’une définition simpliste.
Motivation au top, mais avenir flou
Pour tenter d’y voir plus clair et regarder dans le détail si cet élevage durable est au diapason du Green Deal, nouveau graal de la politique agricole européenne, l’interprofession bovine nationale a réuni à Bruxelles des élus, des ministres de l’Agriculture, des experts de haut niveau, mais aussi des jeunes du lycée agricole de Brioude-Bonnefont (Haute-Loire).
Tous ont entre 16 et 20 ans, et sans filtre ont témoigné d’un désir intact qui se heurte toutefois à un défaut de vision. « Nous avons envie de devenir éleveur, mais à force d’injonctions contradictoires, nous finissons par ignorer ce qu’on attend réellement de nous », a témoigné l’un d’entre eux. En cause, des politiques publiques qui soufflent le chaud et le froid sur leur activité, une multitude d’acteurs pas toujours spécialistes de la question, qui préconisent, orientent, discutent et parfois votent des lois à contre-courant… Pour eux, le « bon » modèle d’élevage c’est celui qu’ils voient à travers leur stage, qu’ils réalisent pour la plupart dans un des territoires du grand Massif central. Un territoire, qui avec ses vastes prairies, ses exploitations à taille humaine et ses produits de qualité, demeure pour eux un exemple à suivre en matière de durabilité.
Prime à l’extensivité ?
En élargissant les horizons - et c’était bien l’objectif de la conférence initiée par Interbev - on mesure que
« différentes régions travaillent sur la durabilité, puisque partout dans le monde, le secteur de l’élevage subit une transformation vers plus de durabilité », a témoigné Thanawat Tiensin, directeur de la division santé et productions animales à la FAO. Régulièrement mis au banc des accusés pour notamment ses rejets de méthane, l’élevage est pourtant pourvoyeur d’aménités positives par ses fonctions : nourricière, d’économie, de biodiversité, d’aménagement du territoire, de prévention des incendies. « L’élevage, cette pratique millénaire est très utile à plus d’un titre. Le moment est venu de prendre la défense d’un modèle d’avenir et exemplaire, celui d’un élevage extensif qui joue un rôle économique, qui créé des emplois, qui entretient les paysages, et qui demain permettra aux éleveurs de s’adapter au réchauffement climatique », a insisté l’éleveur espagnol, José Manuel Roche Ramo, membre du Comité économique et social européen (Cese).
Sortir de l’idéologie, objectiver les décisions
Pour bon nombre d’intervenants, cette extensivité va de pair avec une forte part d’herbe, formidable puits de carbone unanimement reconnu… tandis qu’un nouveau pacte avec la société semble plus que jamais nécessaire. « Au Parlement, nous avons le sentiment que c’est l’idéologie qui prime. Il nous faut revenir à des fondamentaux plus objectifs et plus scientifiques. L’Europe dispose de normes à nulles autres pareilles, nous avons mis la barre du bien-être animal très haut… c’est là-dessus qu’il faut communiquer auprès des consommateurs », a expliqué le député européen italien Paolo de Castro. Un sentiment partagé par Pascal Canfin, président de la Commission de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire du Parlement européen : « Il y a une nécessité absolue pour réussir cette transition de dépolariser le sujet, de sortir de l’idéologie, de regarder les choses de la manière la plus pragmatique possible. Le système actuel fait peser la contrainte sur l’éleveur, l’acteur qui est probablement le moins en capacité de faire bouger les choses tout seul, il faut prendre en compte toute la chaîne de valeur ». Alors que l’Union est engagée dans un processus de verdissement de son agriculture, selon Humberto Delgado Rosa, directeur de la biodiversité à la direction générale de l’environnement à la Commission européenne, pour « répondre politiquement aux besoins de la société, l’élevage devrait viser d’autres revenus que les seules productions de lait et de viande. Il pourrait ainsi bénéficier de paiements pour services rendus ». Une piste parmi tant d’autres mais qui ne suffiront pas à stopper l’hémorragie, alors que partout en Europe, le cheptel bovin diminue de manière très inquiétante.
Sophie Chatenet
Ils ont dit
Humberto Delgado Rosa, directeur général de la biodiversité à la direction générale de l’environnement à la Commission européenne : « Le Green Deal est une réponse politique aux besoins de la société. L’enjeu est d’adapter notre activité afin de favoriser les impacts positifs de l’élevage ».
Jérémy Decerle, éleveur et eurodéputé français : « Comment peut-on être le moteur du Pacte Vert de l’Europe et pousser l’accord UE-Mercosur en l’état ? Avec ces postures politiques incohérentes, le mécontentement du monde agricole est justifié ! »
Paolo De Castro, député européen, de nationalité italienne : « Aujourd’hui, nous avons l’impression que l’idéologie prédomine sur l’approche scientifique. En matière de régime alimentaire, il faut une approche modérée et responsable ».
Dacian Ciolos, député européen, originaire de Roumanie, Commissaire européen chargé de l’agriculture et du développement rural de 2010 à 2014 : « Il faut mettre sur la table la question des pratiques agricoles que l’on souhaite mais aussi le coût de ces pratiques, le revenu des agriculteurs ».
Jean-Michel Lecerf, médecin nutritionniste : « Ce n’est pas parce qu’un aliment n’est pas indispensable qu’il n’est pas utile. La viande apporte des protéines de très bonnes qualités, elle est particulièrement riche en fer, en zinc et en vitamine B12 ».
Échanges internationaux : à quoi bon, si la réciprocité ne s’applique pas…
La question de la cohérence entre les politiques commerciales et environnementales de l’Union européenne était au centre des échanges, avec une inquiétude partagée à tous les niveaux : comment préserver le secteur européen de l’élevage si les critères de durabilité ne s’appliquent pas de manière similaire aux produits importés ? Dans une lettre ouverte adressée au vice-président exécutif de la Commission européenne, Frans Timmermans, l’eurodéputé français, Jérémy Decerle, résume le paradoxe en ces termes : « Vous ne pouvez pas d’une main porter le renforcement des règles du jeu pour l’agriculture européenne (au service d’objectifs de durabilité qui sont fondamentaux et que je partage, je le précise) et de l’autre plaider de vos vœux pour que notre marché s’ouvre davantage à des produits venus de pays où ces règles n’ont pas cours. Vous ne pouvez pas dire aux agriculteurs européens : faites mieux et, pendant ce temps, acceptez que je vous mette davantage en concurrence avec des agriculteurs qui font moins bien. C’est parfaitement impossible à entendre ».
Directive IED : l’absurdité d’assimiler l’agriculture à l’industrie
Dans ses propositions pour la révision de la directive émissions industrielles (IED), la Commission envisage d’élargir le périmètre des installations classées aux exploitations bovines détenant plus de 150 UGB. Une hérésie selon Benoît Lutgen, eurodéputé belge : « Il y a une confusion au départ. L’industrie est le secteur secondaire, l’agriculture correspond au secteur primaire. Nous devons faire comprendre aux consommateurs européens que l’agriculture en Europe n’est pas industrielle ».