L'arbre, l'homme et le paysage

Trop ou pas assez ? Poser de manière clivante la question de la place du noyer dans le paysage aurait pu aboutir à un dialogue de sourds. Mais la conférence-débat proposée par Le Grand séchoir de Vinay, le mois dernier, a évité ces travers en abordant plusieurs angles de réflexion. « On prétend qu'il y a 600 000 noyers dans la vallée, je ne suis pas allée vérifier, je laisse ce chiffrage à la profession », lance Marianne Boilève, animatrice de la table-ronde. Et c'est vrai que l'arbre est très présent dans la vallée de l'Isère, notamment dans le Sud-Grésivaudan. Mais le paysage est d'abord le résultat d'une histoire économique et d'une lente évolution.
Equilibre
Vinay est certainement l'une des communes où la présence de l'arbre est la plus prégnante. Ce ne fut pas toujours le cas. « Au début du siècle dernier, cette partie de la vallée présentait des vignes dans les coteaux, des muriers un peu partout et de la polyculture élevage dans la plaine, explique Yves Borel, président du CING*. Malheureusement, la crise du phylloxéra d'un côté, la perte d'intérêt économique pour le ver à soie, concurrencé par ailleurs, ont fait voler en éclat cet équilibre. Il y avait déjà des noyers dans le secteur. Ils ont remplacé très rapidement les deux productions précédentes. La chance que nous avons eue, c'est que nos prédécesseurs aient créé l'AOC dès cette époque-là, en 1938. »
80 ans donc que le noyer gagne du terrain. Il fournit aujourd'hui une activité économique rentable à plus de mille producteurs dans la vallée. « Mais la production en AOC (AOP depuis 1998) demeure modeste (15 000 tonnes par an) dans la production mondiale, fortement concurrentielle. Elle est cependant connue dans le monde entier », s'enorgueillit le responsable professionnel. Et grâce à elle, la vallée vit de cette activité de production alors que le lait, les céréales souffrent tout autour.
Complémentarité dans les coteaux
Si la production de noix est omniprésente dans la partie plaine de la vallée, elle permet toutefois de maintenir une activité agricole diversifiée dans les coteaux de part et d'autres. Bruno Neyroud, agriculteur à Varacieux, a rappelé l'équilibre économique que la nuciculture apporte aux exploitations situées dans ces zones de pentes, confrontées à des handicaps naturels bien réels même si l'altitude n'est pas excessive : forte pente et sol séchant ne facilitent pas la vie des exploitations agricoles locales. « Nous bénéficions encore d'une complémentarité dans nos coteaux entre le lait valorisé en saint-marcellin, la noix, les céréales et le bois, explique-t-il. La noix est ce qui rapporte le plus mais sa culture reste sujette aux aléas climatiques : nous n'avons pas accès à l'irrigation et nous sommes exposés à des coups de grêle. Cette culture participe à l'équilibre économique mais sans avoir la régularité de la production laitière. Le bois est une activité qui soutient également notre présence, et nous pouvons le faire dans notre exploitation parce que nous sommes trois associés. Un exploitant seul n'y arriverait pas. »
La noix contribue donc au maintien d'un paysage relativement ouvert et occupé dans les coteaux. Sans elle, la friche pourrait vite gagner ces zones difficiles. L'équilibre est-il encore respecté dans la vallée ? D'un point de vue économique sans doute. La nuciculture fait vivre tout un tissu économique qui aurait pu être absorbé par les agglomérations grenobloises ou drômoises, situées à quelques dizaines de kilomètres seulement, de part et d'autre.
Gare à la spécialisation
D'un point de vue urbanistique, la confrontation est plus délicate pour les élus. Conscients de l'importance économique de cette activité, occupant l'espace par essence, ils doivent également répondre aux besoins de logements de la population. La concurrence se fait toujours sur les mêmes parcelles. Patrice Ferrouillat, président de l'organisme de gestion du Grand séchoir, maire de Cognin-les-Gorges, remarque que les bords de l'Isère ont connu un enfrichement et une reforestation suite au recul de l'élevage qui permettait un entretien de ces zones humides sur lesquelles ni la nuciculture, ni les habitations n'ont pu s'installer. De l'autre côté, sur les contreforts du Vercors, l'agriculture recule également et n'est pas propice aux constructions. « Les exploitations qui demeurent grâce à la noix s'agrandissent mais surtout avec des parcelles éloignées, donc avec de la circulation d'engins dont il faut tenir compte. Cette spécialisation de la vallée n'est pas non plus favorable à une économie circulaire vers laquelle nous devons tendre. »
Décalage
En matière de territoire, le Graal n'est donc pas encore trouvé. Et la proximité de nouveaux habitants provoque des tensions vis-à-vis de la production elle-même. La question s'était déjà posée début février lors d'un débat public à Vinay quant aux traitements des noyeraies. La question est revenue sur la table au cours de la soirée. Christian Mathieu, président de la Senura, et Olivier Gamet, président du comité du territoire du Sud-Grésivaudan, tous deux producteurs de noix, ont apporté des réponses apaisantes. « L'agriculture est bien à l'écoute de la société. Mais la nuciculture doit faire face à deux insectes et une maladie compliqués à combattre. Les recherches en traitement alternatifs sont en cours mais on ne peut pas avoir de résultats immédiats et tout chambouler d'une année sur l'autre en agriculture, explique Olivier Gamet. Il y aura toujours un décalage entre les changements de pratiques et les attentes de la société. » Christian Mathieu rappelle que les recherches sur la confusion sexuelle pour la mouche du brou ont été entamées il y a plus de dix ans. Claude Janin, expert auprès de la chambre d'agriculture de l'Isère, analyse que « depuis 75 000 ans, homo sapiens en étendant son territoire l'a fait au détriment des espèces locales. Il l'a toujours fait sans calculer les conséquences de ses actes. Le défi de notre société moderne sera celui-là : anticiper les conséquences. L'enjeu est désormais sociétal et pas seulement économique ou de production. Dans le paysage, résultat d'une évolution antérieure, tout est subjectif. La controverse bien gérée peut constituer quelque chose de positif. Il faut se parler et échanger. » Tous les participants, élus, professionnels ou public en sont persuadés.
Jean-Marc Emprin
* CING : comité interprofessionnel de la noix de Grenoble.
Une emprise photographiée

Rachel Antoine s'est également attachée à montrer l'évolution du paysage d'un point de vue visuel. Longtemps cantonné aux bordures des champs ou des voies de communication ou à des bandes étroites, le noyer a peu à peu pris possession de parcelles plus géométriques liées à la mécanisation et à une productivité nécessaire pour assurer une rentabilité économique. Les cases du damier se sont donc élargies.
Les photos montrent également une activité permanente dans les vergers. L'hiver est consacré à la taille alors qu'à la belle saison sont prodigués les soins d'entretien ou l'irrigation, pour finir par la récolte. Ce n'est donc pas un paysage vide d'homme. Enfin, la période relativement courte durant laquelle l'arbre a des feuilles entraîne de nombreux effets de lumière, en sous-bois, en nuances, ou en paysages plus large, la végétation des noyers se différenciant assez nettement de son environnement. Le spectacle est donc continu dans la vallée aux 600 000 noyers.
J-M. E.* CAUE : conseil d'architecture, d'urbanisme et de l'environnement.