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Il y a six mois, une mobilisation historique en Drôme

Historique, c'est ainsi que nous avions qualifié la mobilisation des agriculteurs drômois dans notre édition du 1er février. C'était il y a six mois.

Il y a six mois, une mobilisation historique en Drôme
Du 23 janvier au 2 février, à Montélimar, Loriol et Bourg-de-Péage, les agriculteurs ont bloqué jour et nuit l'autoroute A7 (photo) et la voie rapide menant à Grenoble. ©SS-AD26

Pendant une dizaine de jours, du 23 janvier au 2 février, dans la Drôme et partout en France, des milliers d'agriculteurs ont quitté leur ferme et leur famille pour exprimer un ras-le-bol et défendre leur profession. Plus d’une centaine de mesures sont revendiquées pour des conditions d’exercice du métier acceptables (simplification, moins de normes), une juste rémunération du travail, du respect et de la reconnaissance, l'arrêt des concurrences déloyales…

À Montélimar, Loriol et Bourg-de-Péage, les agriculteurs ont bloqué, jour et nuit, l'autoroute A7 et la voie rapide menant à Grenoble. Une mobilisation historique qu'une agricultrice a consigné dans un « journal de manif » (lire ci-dessous).

Remettre l'agriculture dans les priorités du débat public

Le 1er février, Gabriel Attal, Premier ministre, détaillait les mesures proposées par le Gouvernement pour répondre à la crise historique du monde agricole autour de cinq grands axes : préserver la souveraineté agricole et alimentaire, mieux reconnaître le métier d’agriculteur, redonner de la valeur aux produits et du revenu aux agriculteurs, protéger contre la concurrence déloyale, simplifier la vie quotidienne des agriculteurs et lutter contre la surtransposition.

Aujourd'hui, six mois plus tard, des acquis ont été obtenus ou le seront dans les mois à venir. Toutefois, l’annonce de la dissolution de l'Assemblée nationale le 9 juin a mis un coup d’arrêt instantané aux travaux législatifs en cours sur les sujets agricoles. « Nous ne voyons toujours pas à cette heure un mouvement s’engager pour les remettre dans les priorités du débat public », constatait le président de la FNSEA, Arnaud Rousseau, dans L'Agriculture Drômoise du 18 juillet. Avant d'ajouter : « Au moment où la défiance dans la parole publique se fait de plus en plus sentir, il importe que les engagements pris soient tenus. C'est notamment le cas pour le projet de loi d’orientation agricole et bien d’autres textes en attente de décisions. »

La rentrée devrait être particulièrement vive, à la mesure de l'impatience des agriculteurs et de leurs syndicats. Comme le confiait le président de la FNSEA le 31 mai à Valence, « l'idée que les mobilisations peuvent reprendre corps cet hiver est crédible. Les braises sont toujours très chaudes. »

C. L.

Témoignage

Journal de manif

« Dans dix ans on pourra dire : "la grande manif de 2024 ? Bien sûr ! J'y étais !" ». Installée en 2020, autant dire que c'était ma première grosse manif ! Alors mercredi 24 janvier après avoir posé les enfants à l'école, sur la route pour rejoindre les collègues et un grand nombre d'inconnus, je ne savais pas trop à quoi m'attendre. Arrivée au point de rendez-vous, il y avait déjà trop de tracteurs pour les compter. Les bennes étaient pleines, les visages détendu avec la joie de se voir si nombreux. Les forces de l'ordre commençaient à être dépassées par les tracteurs qui ne cessaient d'arriver. Et déjà les ronds-points sont bloqués. Ça y est, c'est le moment. Les copains du nord et de la montagne sont descendus par l'autoroute et arrêtés pour la bloquer. Les tracteurs démarrent, l'adrénaline aussi, ils rentrent sur la voie rapide dans les deux sens, coupent la circulation et ça y est on l'a fait, la voie rapide est bloquée. Je trouve ça facile finalement. 4 km de bouchons à évacuer, vider les bennes pour se protéger. On redoute un accident comme en Ariège. Rapidement les troupes s'organisent. Les barnums sont montés, les tables et chaises installées, les barrières de la voie rapide démontées. On ne sait pas combien de temps on va rester mais on est installé. 
En haut d'un télescopique, je filme l'installation sous un ciel bleu magnifique. Presque 7 millions de personnes la verront. Il y a une joie et une excitation palpable. On se rend bien compte qu'un truc de fou est en train de se passer. Tout le monde se tutoie. Pas de salamalecs, on casse la croûte ensemble, on fait connaissance, l'ambiance et bonne. La journée passe à une allure folle ! Il est déjà l'heure de récupérer les enfants et de rentrer à la maison, parce que oui, la vie continue. Certains vont rester surveiller et dormir sur les deux lieux de barrages.

Sur la Lacra, en direction de Grenoble. L’accès à l’A49 a été bloqué dès le 24 janvier. ©CL-AD26

Le lendemain, je retrouve les copains de manif. On prend la voie rapide à contresens pour rentrer sur le barrage comme on rentrerai chez nous. Certain ont des petits yeux, la nuit a été courte et festive. Quelques visites de personnes mal intentionnées, mais rien de grave. Un peu de rangement et on organise le repas à venir. Chacun apporte à manger et à boire, on ne va pas manquer sur ses neuf jours de manif. Je rentre tard en souhaitant aux collègues de corvée de nuit bien du courage. Je suis inquiète qu'il leur arrive quelque chose. La nuit sera fraîche et les bottes de paille du campement seront incendiées. Une belle frayeur mais pas de dégâts.

Chaque matin les omelettes réchauffent les troupes fatiguées. Je me rend compte de notre capacité à nous adapter. Les éleveurs apportent œufs, steaks hachés ou encore saucisses. Les arboriculteurs arrivent avec des cagettes de fruits et les vignerons nous rassurent, on ne mourra pas de soif !Chaque jour, des tonnes de croissants, pains et pognes sont apportés ! Des entreprises, artisans et des inconnus commencent à nous ravitailler. La générosité des gens m'impressionne. Le week-end arrive et on se rend compte qu'il va falloir tenir encore. Le matin, je découvre leurs visages fatigués, je les écoute me raconter leurs actions dans les supermarchés et je suis soulagée qu'ils aillent bien. Leur visages sont noirs de suie d'avoir alimenté le feu toute la nuit. Les voix sont érayées par le froid, la fatigue et la fumée. Le samedi soir, on sera 300 à manger une choucroute en écoutant de la musique au milieu de la Lacra comme si tout était normal. Toute les générations se confondent, l'ambiance est joviale. 

Partout sur les barrages, les agriculteurs échangent et partagent des moments de convivialité autour de produits de leurs exploitations ou donnés par des artisans des métiers de bouche qui soutiennent le mouvement. ©CL-AD26

Le premier ministre fait un discours dans une exploitation du Sud-Ouest, là où les blocage ont démarré.  Il n'est pas convaincant et nous propose des clopinettes. Sur le camps tout le monde est d'accord, ça ne suffit pas ! L'ampleur de notre mouvement nous donne l'envie d'aller plus loin. Je rencontre des gens déterminés qui n'ont plus rien à perdre. Rester ou rentrer mourir dans nos fermes, le choix est fait. Les politiques ont peur, certains départements veulent partir bloquer Paris. J'étais sceptique sur notre capacité à être unis mais je me suis trompée. Les politiques nous prennent enfin au sérieux et la population nous encourage. Les anciens racontent des manifs que je n'ai pas connu durant lesquelles la gendarmerie était bien plus agressive. Un jour nous aussi on racontera cette manif, on leur dira qu'on n'a pas lâché.

Les piliers présents chaque jour et presque chaque nuit sont fatigués. Le stress et la pression de l'organisation commencent à marquer leurs visages. Il est temps que chacun retrouve sa routine. Pour beaucoup, ce sont les parents souvent à la retraite qui ont pris le relais sur les fermes pour nous permettre de manifester. Tout le monde arrive au bout. Il faut que l'on rattrape le temps sur nos exploitations et auprès de nos familles. De nouvelles annonces sont faites, plus convaincantes et réalistes. Ça y est, les neuf jours de blocage vont prendre fin. On fête notre action, on se félicite mais on n'est pas dupe il faudra rester vigilant.On doit être fière de nous pour cette action d'envergure nationale. On doit apprécier le soutiens de la population.  On sait aujourd'hui de quoi on est capable.

Ça c'était il y a six mois... Aujourd'hui, j'ai l'impression que ce qui me semblait être une action monumentale n'était qu'une kermesse d'école aux yeux des politiques. Les autoroutes sont surchargées sous les départs en vacances. Nos actions ont été oubliées. Tellement d'énergie et d'espoir pour rien. Pendant que les politiques se chamaillent à l'Assemblée nationale, le mal continu de ronger nos fermes. La grêle, la lourdeur administrative, les mauvaises récoltes à cause des pluies ne prennent pas de vacances. C'était ma première grosse manif et je commence déjà à avoir des discours de retraité résigné. Plus l'espoir et grand, plus la claque est violente. »

Journal de manif de Johanna Rimet, agricultrice à Barcelonne (village dont elle maire) et administratrice de Jeunes agriculteurs de la Drôme

* Lacra :  liaisons assurant la continuité du réseau autoroutier.