PROJET
Eaux usées traitées : une piste sérieuse pour l’irrigation en vallée de la Drôme
Alors que le gouvernement a annoncé fin août vouloir accélérer la réutilisation des eaux usées traitées (REUT), l’association Biovallée a initié depuis quatre ans une réflexion sur ce sujet à l’échelle du bassin versant de la Drôme. Des scénarios sont en cours de finalisation et pourraient permettre de fournir 10 % des besoins en eau d’irrigation du territoire1.
Il y a tout juste quatre ans, l’association Biovallée, basée à Eurre, accueillait en grande pompe le Premier ministre de l’époque, Édouard Philippe, pour le lancement du contrat « Territoires d’innovation ». Parmi les actions inscrites dans ce contrat : l’élaboration d’un schéma d’économie circulaire de l’eau. Quatre ans plus tard, ce schéma est en voie de se concrétiser sous la forme d’un projet de réutilisation des eaux usées traitées pour l’irrigation. Celui-ci pourrait notamment concerner les terres agricoles du secteur Crest-Sud.
Le potentiel annuel de REUT pour la station de traitement des eaux usées de Crest est estimé à 490 000 m³.
Capture d’écran Google Maps – Images © 2023 Maxar Technologies.
« Le stockage, condition sine qua non »
Dès 2020, une première étude a permis d’évaluer le potentiel de réutilisation des eaux usées traitées à l’échelle du bassin versant. Elle a notamment identifié trois sites « à fort potentiel » : la station de traitement des eaux usées d’Allex2, celle de Crest et celle de Luc-en-Diois. Depuis plusieurs mois, le bureau d’étude Ecofilae travaille sur des avant-projets3 concernant ces trois sites, qui devraient être finalisés avant la fin de l’année. Objectifs : définir les solutions optimales pour exploiter ces eaux usées traitées (technologie de traitement, stockage, réseau de distribution…) et fournir les éléments nécessaires aux dossiers réglementaires.
« Le stockage est une condition sine qua non », avertit Yannick Régnier, directeur de l’association Biovallée. L’idée est en effet de prélever cette eau à un moment où sa restitution n’est pas essentielle au maintien du débit réservé de la rivière, c’est à dire plutôt en période hivernale, et de la stocker pour répondre aux besoins d’irrigation. « C’est la cible à 98 % de ce projet », affirment le directeur de l’association et son vice-président, Philippe Lagrange. « Sachant que les besoins en eau d’irrigation identifiés sur le bassin versant de la Drôme sont de 7 à 8 millions de m³ par an, la REUT sur les sites d’Allex et Crest pourrait déjà en fournir 10 % », argumentent-ils. Sur Allex, le potentiel annuel de REUT est estimé à 320 000 m³ sur 570 000 m³ rejetés par la station. À Crest, ce potentiel grimpe à 490 000 m³ sur 790 000 m³ rejetés. Enfin, à Luc-en-Diois, 20 000 à 30 000 m³ pourraient être stockés en inter-saison pour répondre à des besoins locaux d’irrigation.
À la recherche d’une solution solidaire
De l’avant-projet à sa concrétisation, il reste toutefois de nombreuses étapes à franchir. « Des études cartographiques sont en cours pour identifier les zones d’implantation possibles du stockage, c’est à dire là où du foncier serait disponible et proche des réseaux d’irrigation », poursuit Yannick Régnier. L’association Biovallée a d’ores et déjà initié un partenariat avec la chambre d’agriculture et le syndicat d’irrigation drômois (SID) sur ces questions. « Sur le secteur Crest-Sud [où la question de la ressource en eau pour irriguer les cultures est la plus prégnante, ndlr], nous avons interpellé le monde agricole. Les agriculteurs qui ont vécu des situations compliquées ces dernières années par rapport à l’eau ont conscience qu’ils doivent trouver une solution solidaire et assurantielle », précise le directeur de Biovallée. Parmi eux, Ludwig Blanc, agriculteur à Chabrillan, qui suit attentivement le travail mené sur la REUT. « Nous avons besoin d’eau pour valoriser des exploitations de taille moyenne sur notre secteur et on se doit de réfléchir à toutes les solutions. Cet été, nous nous sommes rencontrés sur le terrain pour essayer de trouver des sites qui répondraient à ce besoin de stockage d’eau et qui ne pénalisent pas le foncier agricole, confirme-t-il. J’espère que ce projet pourra voir le jour vu l’urgence de nos problématiques d’approvisionnement en eau. »
Bientôt un arrêté sur l’irrigation ?
« L’association n’a pas vocation à être maître d’ouvrage de ce projet de REUT, soulignent Yannick Régnier et Philippe Lagrange. Nous sommes au service des acteurs qui s’engagent pour la transition écologique. Notre mission, c’est la diplomatie de projet, c’est à dire mettre autour de la table des gens moteurs et que chaque acteur se saisisse de ce qui relève de ses compétences. » Reste à savoir comment les équipements nécessaires à la REUT pourraient être financés en vallée de la Drôme et surtout si ce ou ces projets pourraient obtenir rapidement l’aval des services de l’État.
Fin août, le Gouvernement a annoncé la publication d’un arrêté cadre « simplifiant les procédures de réutilisation des eaux usées traitées » dans l’objectif de « multiplier par dix le volume d’eaux usées traitées réutilisé pour d’autres usages d’ici 2030 ». Mais, si ce décret « chapeau » est bien paru au journal officiel le 29 août dernier, l’arrêté ministériel précisant les seuils et conditions d’utilisation pour les usages agricoles n’est pas encore sorti. C’est lui qui ouvrira réellement le champ des possibles.
Sophie Sabot
1 Ces besoins ont été estimés à 8 millions de m³ par an en moyenne. Source : étude prospective « Sage Drôme 2050 » à partir des données OUGC.
2 La STEU d’Allex gère les eaux résiduaires urbaines (ERU) d’Allex-Grâne et les eaux résiduaires industrielles (ERI) de l’entreprise agroalimentaire Charles&Alice.
3 Le financement des différentes études a été assuré à 50 % par le contrat « Territoires d’innovation » et complété par le Département de la Drôme, les pépinières Veauvy, l’entreprise Veolia, l’entreprise ADP Group.
À l’origine du projet
« Ce projet est né de la rencontre entre l’un de nos administrateurs de l’époque, Jérôme Veauvy, pépiniériste à Crest, avec Pascal Molle, directeur de recherche à l’Inrae* et spécialiste du traitement des eaux urbaines et de leur valorisation », rappelle Yannick Régnier, directeur de Biovallée. Très vite, la société Ecofilae - bureau d’étude spécialisé dans la construction de boucles de réutilisation des eaux usées « rentables et sécurisées » - a été associée à la réflexion. Si l’association Biovallée gère ce dossier via le contrat « Territoires d’innovation » dont elle est lauréate, « la gouvernance repose également sur le syndicat mixte de la rivière Drôme (SMRD) et l’Inrae », insiste Yannick Régnier.
* Inrae : Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement.
La réutilisation des eaux usées traitées dans le monde
En France, moins de 1 % des eaux usées traitées est réutilisé. Ailleurs dans le monde, les territoires les plus exposés au risque de sécheresse comme la Californie, la Floride, l’Australie, Singapour ou encore Israël se sont tournés depuis plusieurs dizaines d’années vers cette ressource. Israël par exemple valorise aujourd’hui plus de 90 % de ses eaux usées traitées dont 70 % pour l’irrigation des cultures.
En Chine, la réutilisation des eaux usées traitées est considérée comme une stratégie durable d’économie d’eau. Dès le début des années 1980, le pays a mis en place des projets pilotes validant la faisabilité de cette démarche. Ainsi, en 2019, la Chine a été capable de traiter 12,6 milliards de m³ d’eaux usées pour les réinjecter dans des systèmes tels que le refroidissement, l’industrie, l’alimentation des chaudières, l’irrigation agricole, les chasses d’eau des toilettes, le lavage des voitures, la lutte contre les incendies…
Source : d’après Agence régionale de la biodiversité Nouvelle-Aquitaine.
Il a dit
« La réutilisation des eaux usées traitées ne va pas solutionner à elle seule les questions qui se posent à l’agriculture. Mais c’est une piste qui peut se révéler quantitativement significative. La REUT offre une eau durable, utilisée deux fois, qui se base sur la consommation d’eau potable du territoire et qui ne pompe pas directement dans la rivière ou les nappes. »
Yannick Régnier, directeur de Biovallée.