Gentiane jaune
Gençanaïres : la nouvelle génération dépositaire de la préservation de la fée jaune
Dans la famille Marbouh, on est gençanaïre d’oncle en neveu. Drissi a repris le flambeau il y a quinze ans et s’engage aujourd’hui pour la sauvegarde de cette plante emblématique qu’est la gentiane jaune.
Ce matin-là, au milieu des vastes estives de la Coptasa entre Cantal et Puy-de-Dôme, on peine à distinguer au milieu de la brume froide les sacs bleus laissés la veille par Drissi Marbouh et son équipe. La pluie qui s’est invitée en fin de nuit a d’ailleurs retardé de près de deux heures le chantier du jour, suscitant l’impatience d’Ahmed, qui, malgré ses 75 ans, ne raterait pour rien au monde cette récolte exigeante pour le corps mais revigorante pour l’esprit, à plus de 1 200 mètres d’altitude. À peine avalé le thé à la menthe brûlant sorti du thermos au pied du 4x4, le voilà déjà un peu plus haut dans la parcelle ponctuée de taches vertes, son drôle d’outil planté dans le sol.
Le pied à l’étrier de la fourche du diable
Depuis trente ans, Ahmed Boutouil est gençanaïre. Arrivé dans le Cantal débarqué de son Maroc natal en 1971, il a d’abord été bûcheron avant de suivre l’un de ses compatriotes sur les traces de cet or jaune des montagnes. C’est d’ailleurs lui qui a mis à Drissi, son neveu, le pied à l’étrier de la fourche du diable, cette fourche artisanale fabriquée par les gençanaïres eux-mêmes, composée d’un manche en métal auquel sont soudées deux longues dents droites, et munie d’une sorte de marchepied permettant au gençanaïre d’enfoncer profondément son outil pour déterrer les rhizomes et racines qui peuvent descendre jusqu’à un mètre dans le sol. Depuis quinze ans, Drissi Marbouh a donc pris le relais, créé son entreprise, Cantal Gentiane, et, comme les salers, aubrac et autres montbéliarde qui pâturent tout autour, lui et ses salariés transhument chaque fin de mois de mai sur les monts du Cantal, les hauteurs de Cézens, Malbo ou Aurillac, ou encore le Cézallier… pour une tournée de cinq mois au gré des chantiers contractualisés avec des propriétaires et dimensionnés à la demande de ses clients, tous liquoristes : la distillerie Couderc, les maisons Avèze et Pernod Ricard (pour la Suze). Cantal Gentiane achète la ressource aux propriétaires (au poids de racines extraites) et revend les racines majoritairement fraîches entre 2 et 2,20 € le kilo. En moyenne, Drissi Marbouh récolte ainsi 60 tonnes de rhizomes et racines annuellement. « Je pourrais démarcher d’autres débouchés, la gentiane, aux propriétés toniques et digestives, étant aussi utilisée en cosmétique, comme compléments alimentaires, mais mon but n’est pas d’avoir tout un panel de clients, mais de garder les distillateurs qui me font confiance et surtout de contribuer à sauvegarder la gentiane », affiche Drissi, engagé dans la marque collective interprofessionnelle « Gentiane - filière développement durable ». Il respecte à ce titre le label et les bonnes pratiques de récolte associées et destinées à la sauvegarde et pérennité de Gentiana lutea L.
Menacée par la surexploitation et le climat
En quinze ans, il a en effet vu les populations de gentiane jaune fondre comme neige au soleil, sous les coups d’une surexploitation intensive alimentée par de multiples opérateurs dont les pratiques de certains ont défrayé la chronique judiciaire, jetant l’opprobre sur le reste de la profession. Aujourd’hui, c’est une récolte raisonnée qui s’impose : seules les plantes dépassant les vingt ans voient leurs racines déterrées, et dans une parcelle, Cantal Gentiane fait en sorte de ne prélever que 60 % de gentianes matures « même si certains agriculteurs voudraient qu’on enlève tout pour n’avoir que de l’herbe à faire pâturer ». La charte dispose en outre d’espacer sur un même site les arrachages d’environ vingt ans et de remettre en place les mottes après extraction des racines, en tassant la terre pour faciliter la reprise et en rebouchant tous les trous. Si elle s’est raréfiée, également victime du changement climatique (les automnes plus chauds empêchant la rupture de dormance des graines), la gentiane jaune est devenue en outre plus complexe à exploiter, se nichant sur des terrains rocailleux, au milieu des genêts et fougères. « Dans deux ans, je ne suis pas du tout sûr de pouvoir encore récolter 60 tonnes » redoute le gençanaïre qui craint de voir ce concentré de vertus disparaître de la carte postale cantalienne.
Patricia Olivieri
Arrachage : physique… et technique
Ce jour-là, l’équipe de Drissi Marbouh est composée de huit personnes, des salariés saisonniers payés au poids et fidèles à Cantal Gentiane. Une bande d’amis et de « tontons », deux retraités cotisants solidaires, qui, malgré la dureté du labeur, prennent plaisir à partager ces moments dans ce no man’s land vert à la beauté saisissante. Leur objectif : récolter chacun 150 kg dans la journée pour honorer en deux semaines la commande de 13 tonnes d’un client.
Il ne leur faut généralement guère plus de deux minutes par pied pour déterrer la ou les racines, racines issues des rhizomes de deux pieds voisins fusionnant en effet au bout de quelques années. « Il faut de la technique et un peu de physique » jusqu’à sentir et entendre la racine craquer, avance Drissi, démonstration à l’appui. Une technique qui impose de se percher sur sa fourche, pour peser de tout son poids sur la motte de terre entourant la racine. En moyenne ces dernières pèsent 1,5 à 2 kg, « la plus grosse que j’ai récoltée, au Lioran, faisait 9,80 kg, elle devait avoir cinquante ans et datait de l’inauguration de la station par Pompidou », glisse l’entrepreneur. En se tournant à 360° sur le plateau du Cézallier, ce dernier savoure la liberté offerte par ce métier « dans le plus beau bureau du monde ! » et apprécie également les échanges avec les curieux et touristes qui s’approchent au détour d’un sentier de randonnée.
Filière en chiffres
L’interprofession de la gentiane jaune, Gentiane Lutea, estime à 2 000 tonnes la production annuelle en France issue de l’exploitation de la plante sauvage, effective depuis 200 ans pour les besoins des industries alimentaires, pharmaceutiques, cosmétiques et vétérinaires. La filière compte une centaine d’arracheurs saisonniers, une dizaine d’exploitants et une soixantaine de liquoristes, distilleries industrielles ou artisanale.